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Interview with Zubin Mehta by Rémy Louis for his concert with the Vienna Philharmonic Orchestra on the 20th February 2009 at The Théâtre des Champs-Elysées, Paris
Né en 1936, Zubin Mehta est un cas particulier. Il fêtera en 2011 le cinquantième anniversaire de ses débuts avec l’Orchestre philharmonique de Vienne – circonstance exceptionnelle, et pourtant triple, car il en ira de même pour le Philharmonique de Berlin, et celui d’Israël !(1). Il revient aujourd’hui sur les liens anciens qui l’unissent aux Wiener Philharmoniker, l’ensemble la plus proche de son cœur avec l’orchestre d’Israël (« ma maison »), dont il est directeur musical à vie.
Vous êtes arrivé à Vienne très tôt, à peine âgé de dix-huit ans ?
Oui. J’ai d’abord étudié en Inde avec mon père Mehli (2), qui m’a inculqué ma formation de base. Je suivais ses répétitions, j’étudiais les partitions avec lui, et il m’a appris à considérer l’orchestre comme un véritable instrument. Aussi, quand j’ai débarqué à Vienne en 1954, je savais parfaitement déchiffrer et lire la musique. J’ai d’abord étudié la théorie et la contrebasse à l’Académie de musique. A partir de 1955, j’ai aussi suivi la classe de direction d’orchestre de Hans Swarowsky (3), et ce jusqu’en 1960, même après avoir obtenu mon diplôme en 1958.
Quel personnage était Swarowsky, formateur de bien des chefs d’orchestre passés par Vienne dans les années cinquante et soixante ?
Extrêmement strict, il s’inscrivait dans la lignée de Toscanini, ce qui était original dans la Vienne de l’époque, plutôt sous l’influence de Furtwängler. Disciple de Richard Strauss, il avait fait partie du cercle de la Seconde Ecole de Vienne, en particulier d’Anton Webern. Parce qu’elle nourrissait son enseignement, cette double appartenance classique et moderne a exercé sur moi une influence considérable. Je lui voue aujourd’hui encore une grande reconnaissance. Le premier concert que j’ai dirigé sous son égide avec des étudiants de l’Académie de musique était d’ailleurs dédié à Schönberg: Pierrot Lunaire, et la première Symphonie de chambre.
Dans ces années, vous avez aussi entendu les plus grands chefs en concert. Quel était alors à vos yeux le plus impressionnant ?
Pour un wagnérien convaincu comme moi, probablement Karajan. Mais Karl Böhm l’était également dans un autre registre, et Josef Krips avait une technique de répétition très élaborée; très méticuleux, il faisait rayonner l’orchestre. J’ai également chanté le Requiem de Verdi sous la direction d’Erich Kleiber, dans les rangs du Wiener Singverein, et celui de Mozart sous celle de Bruno Walter. Entre l’Académie de musique, le Musikverein, le Konzerthaus, l’Opéra, je nageais littéralement dans la musique du matin au soir. Je crois avoir appris de tous ces géants… même plus tard. Dirigeant un jour la Symphonie n° 3 de Mahler à New York, j’avais demandé à Leonard Bernstein de venir l’écouter. Il a été très honnête avec moi, me disant ce qui lui avait plu, ce qu’il aimait moins – le dernier mouvement était trop rapide à son goût. J’étais aussi très ami avec Böhm; quand il dirigeait au Metropolitan Opera, il lui arrivait de venir écouter mes concerts. Et je lui ai demandé conseil quand j’ai préparé ma première Chauve-Souris.
Vous avez été invité par l’Orchestre philharmonique de Vienne dès 1961. Vous étiez, et je crois que vous êtes demeuré, le plus jeune chef jamais appelé à diriger un de leurs concerts.
J’avais à peine vingt-cinq ans, c’est vrai ! Je fêterai en 2011 le cinquantième anniversaire de mes débuts avec l’orchestre, sans avoir manqué une seule saison. Bien que mes amis Lorin Maazel ou Claudio Abbado soient un peu plus âgés que moi, j’y ai néanmoins débuté avant eux. (Souriant) J’ai rang de Dienstälteste Dirigent… c’est-à-dire le doyen !
Ce qui vous a fait croiser quelques trois générations de « Philharmoniker »…
Et cela me place dans une situation amusante. Lorsque j’ai débuté, en n’en menant pas large, les chefs de pupitres étaient mes professeurs de l’Académie de musique. Je les connaissais tous, mais je m’adressais à eux très respectueusement, en les vouvoyant. Ils ont peu à peu été remplacés par mes condisciples de l’Académie, avec lesquels le tutoiement était naturel. Aujourd’hui qu’ils ont à leur tour pris leur retraite, je suis revenu au vouvoiement avec la nouvelle génération.
Cette longévité fait de vous un témoin privilégié ! Avez-vous constaté au fil des ans une évolution de la sonorité de l’orchestre, de son style, voire de son esprit ?
Pas exactement. Leur tradition demeure absolument intacte, parce qu’elle se transmet en douceur, les nouveaux venus étant les élèves des anciens. Mais le son a gagné en flexibilité au regard des exigences des différents styles. On a parfois dit qu’il était sublime, mais un peu identique d’une oeuvre à l’autre. Ce n’est plus vrai, l’orchestre passant de Bruckner à Stravinsky, de Debussy à Mahler, du Crépuscule des Dieux à Wozzeck avec le bon style. Et bien sûr, le niveau technique a beaucoup progressé, comme partout. Ce qui était ardu pour les anciennes générations ne pose aucun problème aux nouvelles. Ca n’empêche que les concerts d’abonnement doivent être soigneusement répétés !
Qu’est-ce qui fait alors la spécificité ultime du Philharmonique ?
Sans doute le fait que ses musiciens sont aussi à l’aise dans la fosse qu’au concert. Ils ne sont pas les seuls – songez à la Staatskapelle de Berlin, à celle de Dresde, à l’Orchestre d’Etat de Bavière…-, mais ce n’est pas non plus très répandu. Beaucoup de grands orchestres ne font de l’opéra qu’occasionnellement, alors qu’eux jouent tous les soirs à l’Opéra de Vienne. Ils maîtrisent donc un répertoire extrêmement étendu, ce qui est facteur de souplesse et de réactivité. Après huit ans d’interruption, due à mes fonctions au Bayerische Staatsoper de Munich, je viens de reprendre La Forza del Destino, et Dominique Meyer m’a proposé Carmen pour 2012. En fait, l’Orchestre philharmonique incarne Vienne. Quand j’ai été nommé à Los Angeles, j’ai voulu retrouver la chaleur et la plénitude de leur son ; j’ai demandé aux trompettes de changer d’instrument, aux contrebasses de passer à l’archet allemand. Ca n’avait rien d’évident, mais ils ont accepté. J’avais apporté des disques du grand clarinettiste viennois Leopold Wlach (4), pour faire comprendre quel son sombre et onctueux je recherchais. Ma chef de pupitre s’y est mise dès après ma première saison là-bas, sans me le dire, s’obligeant ainsi à repenser toute sa technique.
Leur sonorité est évidemment inséparable de l’acoustique de la Grande salle du Musikverein ?
C’est la meilleure salle du monde, le Concertgebouw d’Amsterdam arrivant en deuxième position. Nous avons donné une fois la Sinfonia Domestica de Strauss au Musikverein; le lendemain, nous la jouions à Londres, au Festival Hall. L’acoustique en est si sèche qu’avec les mêmes musiciens, et la même œuvre, je n’ai pas reconnu la sonorité. En tournée, le Philharmonique court toujours le risque de se produire dans des salles inférieures à sa salle de référence. La situation est inverse pour le Philharmonique d’Israël; l’Auditorium Frederic R. Mann de Tel-Aviv n’est pas exceptionnel sur le plan acoustique. Autrement dit, en tournée, Israël est à peu près sûr de se produire  dans des lieux plus flatteurs. C’est une différence significative.
Vous évoquiez votre instrument, la contrebasse : avez-vous joué comme « supplémentaire » dans les rangs du Philharmonique ?
Non. Dans l’orchestre de l’Académie de musique, bien sûr, dans les rangs du Tonkünstlerorchester, du Philharmonia Hungarica, dans bien des messes données le dimanche matin dans les églises… mais pas au Philharmonique.
N’est-il pas surprenant que votre premier enregistrement commun ait été consacré en 1965 à la 9ème de Bruckner… un authentique défi pour un chef de moins de trente ans !
Mais Bruckner a accompagné toute ma jeunesse. Outre que, étudiant, j’ai entendu les grands chefs brucknériens, me glissant chaque fois que possible à leurs répétitions, c’est une œuvre que j’avais étudiée avec Walter. A l’occasion d’un remplacement à Los Angeles, j’ai pu assister à son enregistrement de la Symphonie n° 9 de Mahler – dans ces sessions, le Columbia Symphony Orchestra comportait une majorité de musiciens du Los Angeles Philharmonic. Je me suis présenté à lui; mon nom ne lui était pas inconnu, car il avait gardé l’habitude de lire les journaux viennois. Je lui ai demandé si je pouvais lui rendre visite, ce qu’il a accepté. Il a vraiment été adorable à mon égard. Et j’ai pu travailler avec lui, outre la 9ème de Bruckner, la 1ère de Mahler et même, en partie, le Messie de Haendel ! Aussi, lorsque Decca m’a approché, j’ai proposé la 9ème, qui a été acceptée.
Encore plus inattendue a été la gravure de la Symphonie n° 4 du compositeur viennois Franz Schmidt, ancien violoncelliste des Philharmoniker…
C’était le souhait des musiciens. Je l’ai apprise par cœur pour eux, et pour l’enregistrement, dans lequel ils ont mis beaucoup d’amour et de conviction. C’est une belle œuvre. Mais quand je l’ai donnée ensuite à Los Angeles, ça a été un désastre public et critique…
Est venue aussi la 2ème de Mahler, et en 1990, votre premier concert du Nouvel An –  quatre en tout depuis, également en 1995, 1998, et 2007.
C’est toujours un évènement, et une responsabilité particulière. Compte tenu des contraintes liées à la diffusion télé et à l’enregistrement, vous devez présenter chaque fois de nouvelles œuvres. Elles le sont d’ailleurs souvent aussi pour les musiciens, nous les apprenons ensemble !
Cela dit, en concert, au-delà des classiques viennois usuels, vous avez joué avec le Philharmonique un répertoire très varié, y compris moderne et contemporain ?
(Il sourit). Certainement moins que Pierre Boulez, mais plus que certains de mes collègues, si vous jetez un œil aux programmes ! Penderecki, Crumb, Stockhausen, Messiaen, récemment les Baal Gesänge de Friedrich Cehra avec Thomas Hampson, la Sinfonia de Berio avec les Swingle Singers, bien d’autres chose encore. Plus d’ailleurs au Musikverein qu’en tournée, où organisateurs et public privilégient les classiques viennois. Mais je suis déjà parti en tournée avec un programme mêlant Les Oiseaux exotiques de Messiaen et la Symphonie n° 7 de Bruckner.
… Je l’ai entendu à la Halle au Grains de Toulouse en 1993 !
Mais oui ! Voyez aujourd’hui : Paris est la deuxième étape d’une tournée mondiale de près d’un mois qui nous mènera successivement à Londres, Paris, Philadelphie, New York, Los Angeles, Pékin, Bombay (Mumbai) et les Emirats Arabes, avec trois ou quatre programmes différents. Haydn et Schubert, Bruckner et R. Strauss, Wagner et Schönberg, évidemment Johann Strauss, y sont présents. Mais nous jouerons aussi la Sérénade italienne de Hugo Wolf, et, chantés par Angela Maria Blasi, des Lieder du compositeur autrichien Josef Marx, fort peu joué hors de l’Autriche. Et aussi le Concerto pour piano en fa mineur de Chopin avec Lang Lang. Un répertoire varié, donc. Je dois dire que j’aime partir en tournée avec le Philharmonique. Car si ses musiciens ont conscience de leur statut, ils se plient de bonne grâce à une répétition supplémentaire, et s’adaptent sans problème aux circonstances – ainsi ce concert donné naguère à Séoul dans une enceinte sportive au début du mois d’avril, période où il y fait très froid… Ils ont joué couverts, mais sans se plaindre. Les représentants syndicaux d’un ensemble nord-américain seraient immédiatement montés au créneau pour signifier que ça n’était pas possible.
Au fond, depuis tant d’années, on peut vraiment parler d’une histoire d’amour commune ?
(Amusé). Je crois pouvoir dire que je compte au nombre de leurs dix chefs d’orchestre préférés ! Vous savez qu’ils sont libres d’inviter qui ils veulent; cette décision  leur appartient, et à eux seuls. Et j’ai récemment donné à l’administration de l’orchestre des dates pour 2013. Notre histoire continue.
                                Propos recueillis par Rémy Louis (janvier 2009)
(1) : Tel-Aviv, le 14 mai 1961 (DVORAK : Symphonie n° 7, STRAVINSKY : Symphonie en trois mouvements, KODALY : Danses de Galanta) ; Vienne, le 11 juin 1961 (STRAVINSKY : Symphonie en trois mouvements, BEETHOVEN : Concerto pour piano n° 3 [soliste : Friedrich Gulda], R. STRAUSS : Don Quichotte) ; Berlin, le 18 septembre 1961 (G. VON EINEM : Orchestermusik, SCHUMANN : Concerto pour violoncelle [soliste : Enrico Mainardi], MAHLER : Symphonie n° 1).
(2) : Mehli Mehta (1908-2002), violoniste et chef d’orchestre indien, fondateur de l’Orchestre symphonique de Bombay.
(3) : Hans Swarowsky (1899-1975), chef d’orchestre et pédagogue autrichien, professeur de direction d’orchestre à Vienne à partir de 1949.
(4) : Leopold Wlach (1902-1956), clarinettiste autrichien, membre du Philharmonique de Vienne de 1928 à sa mort.